dimanche 18 octobre 2009

Tareq Oubrou : "Les musulmans doivent adapter leurs pratiques à la société française"


Imam de Bordeaux, Tareq Oubrou est théologien et homme de terrain : une position qui lui permet une prise de distance par rapport aux institutions musulmanes et, notamment, à l'égard de l'Union des organisations islamiques de France (UOIF), dont il est issu. Il vient de publier Profession imâm (Albin Michel, 248 pages, 16 euros), un livre d'entretiens avec deux chercheurs.

Alors que le débat sur le voile intégral pose à nouveau la question de la place de l'islam en France, quel est l'état de la communauté musulmane ?

L'islam en France repose la question de la laïcité. Il a introduit dans la société un sang neuf religieux qui tend à "banaliser" la religion dans l'espace public, même si cela ne veut pas dire qu'elle est acceptée. Il nourrit même un certain retour au christianisme. On peut donc dire que l'islam favorise une forme de désécularisation de la société, tout en attisant l'intégrisme laïc et catholique.

Sur le plan individuel, la religiosité se fait désormais par une approche individuelle ; la sécularisation et la modernité ont plongé les musulmans de France, comme les autres croyants, dans une autonomie, qui les amène à chercher des pratiques religieuses dans un tâtonnement total sans médiation des institutions classiques.

Dans ce contexte, on constate une tentation de crispation et de repli identitaire, qui s'explique aussi par des raisons sociales : plus on est dans la marge, plus on est tenté de construire une religion bouclier contre la société et les institutions. Une nouvelle forme de piétisme se développe dans nos lieux de culte. Il faut canaliser ce mouvement, le modérer, mais non pas chercher à l'éradiquer. Même s'il est difficile de dialoguer avec ces groupes, qui ne sont pas armés théologiquement pour discuter au fond, il ne faut pas les agresser car cela les poussera à se radicaliser. Peut-être cette catégorie de jeunes est-elle le signe d'un certain échec de la communauté à préserver ses fidèles de ce type de religiosité.

Comment faire admettre votre concept de "charia de minorité", qui défend la possibilité de se conformer à la loi islamique et aux valeurs républicaines, à ces nouveaux groupes qui prennent leurs avis religieux sur Internet ou en Arabie saoudite ?

Je pars d'une réalité française laïque, qui met à l'épreuve toute une tradition, pour offrir aux musulmans un système normatif leur permettant de vivre leur islam et leur citoyenneté française. Seuls survivront spirituellement les musulmans qui savent modérer, adapter, et négocier leurs pratiques avec la réalité de la société française. Je n'ai pas d'emprise sur ceux qui ne veulent pas réfléchir à cela et ont décidé d'être contre la société, contre la France et même contre les musulmans qu'ils considèrent trop "light".

Quelle est aujourd'hui votre position sur le port du foulard islamique ?

Si je voulais être provocateur, je pourrais dire aux femmes : mets ton foulard dans ta poche. Aujourd'hui, je dis que c'est une recommandation implicite qui correspond à une éthique de pudeur du moment coranique. Pour autant, une femme qui ne le met pas ne commet pas de faute. Mais, aujourd'hui, la communauté musulmane est fragile, et s'attache à des adjuvants et à des normes. C'est aberrant de réduire une femme musulmane à son foulard ; c'est de l'ignorance. Le foulard n'est pas un objet cultuel, encore moins un symbole de sacré. En outre, cette visibilité est néfaste car, à long terme, cette pratique pose des problèmes spirituels et psychologiques aux femmes qui veulent étudier ou travailler. Je n'ai pas le droit de tromper ces jeunes filles. Le problème, c'est que lorsqu'elles enlèvent le foulard, elles arrêtent aussi de prier. Cela dit, je crois que chacun est libre de s'habiller comme il veut, de choisir la lecture de l'islam qui lui convient, même si je ne la partage pas.

Les jeunes musulmans mettent en avant l'islamophobie dont les pratiquants seraient victimes, ce qui rendrait difficile leur vie en France. Qu'en pensez-vous ?

Le racisme n'est pas une nouveauté, mais l'islamophobie présentée comme un fléau de notre société, je ne la vois pas. Je n'accepte pas cette position victimaire et cette posture de consommation de droits. C'est vrai que les jeunes de la deuxième génération sont enclins à quitter la France, pour l'Angleterre ou un pays musulman. En attendant, certains vivent leur religiosité avec douleur, à cause du climat médiatique et sociétal français, dans lequel la visibilité religieuse devient vite suspecte. Mais je leur dis que le diable est partout ! En outre, l'islamophobie est parfois développée par des musulmans eux-mêmes qui, par leur comportement et leur visibilité, peuvent faire peur à nos concitoyens non musulmans.

lemonde.fr 15/10/09

samedi 3 octobre 2009

Bravo et encore Bravo aux membres de l'association MALI qui ont eu un réel courage physique d'aller jusqu'au bout de leurs convictions !




Tu as de la chance, si ça ne tenait qu’à moi, je te massacrerais”

Un dé- jeûneur témoigne

“Ah, c’est lui qui ne croit pas en Dieu…”
Je veux rester anonyme. J’habite un quartier populaire de Casablanca. Comme beaucoup de jeunes Marocains, je me suis inscrit sur Facebook pour chatter, pour lier connaissance, pour débattre aussi. Vendredi 11 septembre, j’ai reçu une invitation me suggérant de rejoindre le groupe MALI. Après avoir visité la page, j’ai accepté, car le groupe en question défend des idées auxquelles j’adhère. L’avant-veille du pique-nique symbolique, j’ai contacté Zineb El Rhazoui pour lui confirmer ma présence. Dimanche 13, je me suis donc rendu à Mohammedia et j’ai retrouvé mes amis à l’intérieur de la gare. Mais la police nous a regroupés et nous a ordonnés de reprendre le train suivant pour Casa.
Deux jours plus tard, je revenais de la bibliothèque. J’étais sur le point de rentrer dans mon immeuble quand je vois le moqaddem de mon quartier se diriger vers moi, suivi de policiers. Je les ai salués et nous avons un peu marché, bras dessus bras dessous. Il m’ont alors demandé de monter dans une estafette. J’ai d’abord refusé parce qu’ils n’avaient pas de convocation écrite puis, devant leur insistance, j’ai fini par accepter. Ils m’ont alors conduit au commissariat du quartier. Une fois sur place, j’ai accompli les formalités d’usage : smyet bak, smyet mok, nimirou d’la carte. Après 15 minutes, j’ai été transporté à Mohammedia. Il devait être 18h.
Arrivé dans le bureau du chef de la PJ, il m’a traité d’emblée de “fils de p…”. J’ai été menotté, contraint à m’asseoir par terre, et harcelé par les policiers : “Alors, espèce de pédé, tu es actif ou passif ?”, “Tu crois en Dieu ?”. L’un d’eux m’a lancé d’un air menaçant : ”Tu as de la chance, si ça ne tenait qu’à moi, je te massacrerais”. Entre deux insultes, bizarrement, on me demande si j’ai lu Nietzsche. Pourquoi Nietzsche ? Puis on me questionne sur mon enfance, l’école primaire que j’ai fréquentée… A un moment, l’un des flics me demande le nom de “mon petit ami”. Je réponds que je n’ai pas “un”, mais “une” petite amie. Ils enchaînent : “Et si tu trouves ta sœur chez toi avec son copain, tu lui fais quoi ?”. L’ambiance est oppressante, les interrogateurs franchement hostiles. Quand je leur dis que je ne supporte pas l’odeur de la cigarette, ils se mettent à me souffler leur fumée au visage. Depuis le matin, ma famille n’a pas de nouvelles. J’imagine que mes proches commencent à s’inquiéter. Finalement, je suis autorisé à quitter le commissariat, après avoir signé un PV. Il est cinq heures du matin. Je n’ai plus de portable, il a été confisqué par la PJ.
Jeudi, c’est le 27ème jour de ramadan. Je suis de retour au commissariat à 10 heures du matin, et j’ai droit au même traitement. Un policier met sa main sur mon visage et me pousse en arrière, un autre me menace de me rouer de coups de pied. Ils ont l’air d’attendre que je réagisse, que je leur donne un prétexte pour me passer à tabac. Mais je fais tout pour me maîtriser, extérieurement du moins, car à l’intérieur, je bouillonne. A un moment, une trentaine de policiers descendent de leurs bureaux pour me scruter, comme si j’étais une bête curieuse : “Ah ! c’est lui qui ne croit pas en Dieu…”. Pour me narguer, les flics me proposent de me ramener quelque chose à manger avant le ftour. Je refuse. A l’heure de la rupture du jeûne, ceux-là mêmes qui m’insultaient me ramènent de la harira. A un moment, l’ambiance se détend. On plaisante même.
A 1 heure du matin, je peux enfin rentrer chez moi. Aujourd’hui, les voisins ont peur de rendre visite à ma famille, certains de mes amis sont étonnés de me voir libre : “Tu n’es pas en prison ? On nous a dit que tu en avais pris pour trois mois pour avoir tenté de convaincre des gens de rompre le jeûne”. Non non, aujourd’hui, je suis libre. Mais demain ?

Les dé- jeûneurs de Mohammedia - Interview de Zineb El Rhazoui,

Interview. Zineb El Rhazoui, cofondatrice du mouvement MALI
“La police ne me fait pas peur”


Après une semaine de disparition, Zineb El Rhazoui s’est présentée au procureur du roi de Mohammedia, avant d’être entendue par la police judiciaire. Assise à la terrasse d'un café, pressée de coups de fils de journalistes auxquels elle répond dans un arabe classique
parfait, elle raconte son périple avec assurance. Entretien.

Que faisiez-vous pendant tout le temps où vous avez disparu ?
J’étais chez Abdellah Zaazaa. Je vivais normalement, je sortais, je continuais à lire la presse. Mais je n’étais en contact ni avec les membres du MALI, ni avec ma famille.

Craigniez-vous d’aller voir la police ?
Non, la police ne me fait pas peur. Je voulais juste prendre du recul… Je n’ai pas enfreint la loi. Je n’étais donc pas en fuite. Je n’étais ni convoquée, ni poursuivie pour quoi que ce soit. Sinon, la police m’aurait interpellé à Mohammedia, dimanche 13 septembre.

Voir votre photo étalée dans toute la presse, ça vous fait quoi ?
De la part d’une presse de caniveau, rien du tout. Cela m’a fait bien rire de lire un article annonçant que j’avais été arrêtée, alors que j’étais tranquillement devant mon ordinateur.

Qu’avez-vous pensé en apprenant qu’un conseiller du roi avait convoqué les partis suite à votre tentative de pique-nique, ou que le conseil des Oulémas avait qualifié votre action d’“odieuse” ?
Concernant les oulémas, je n’ai aucune reconnaissance pour leur travail inquisitoire. Face à cette vague de lynchage, j’ai pris le temps de réfléchir. J’ai été citée nommément dans une dépêche de la MAP. Les JT des deux chaînes ont parlé d’une journaliste travaillant au Journal hebdomadaire, alors que j’avais démissionné. Pour ce qui est des partis politiques, tous sclérosés à mon sens, sont-ils vraiment au cœur du débat social ?

Pourquoi avoir finalement décidé de vous présenter au procureur du roi ?
Je souhaitais qu’il m’explique ma situation juridique. Il m’a dit qu’il n’y avait, pour l’instant, ni poursuite ni mandat d’arrêt contre moi. Il s’est contenté de vérifier que j’étais bien
Zineb El Rhazoui, co-fondatrice du MALI. Il m’a ensuite déclaré que la PJ allait prendre ma déposition.

Comment s’est déroulé l’interrogatoire ?
Très courtois. Les questions portaient sur ma croyance, mes convictions, mes rapports avec les journalistes marocains et étrangers. Les policiers ont
demandé si le MALI recevait des financements internes ou externes. J’ai répondu que nous n’avions besoin d’aucun financement pour acheter 4 sandwichs et des tickets de trains.

Avez-vous pu lire votre PV avant de le signer ?
Oui. J’ai même assisté à son écriture. Toutes les phrases m’étaient lues avant d’être tapées…

Pensiez-vous susciter un tel tapage médiatique ?
Nous savions qu’il y avait un risque. Ramadan suscite une animosité particulière alors que c’est un des cinq piliers de l’islam, au même titre que la prière. Avez-vous déjà vu quelqu’un se faire lyncher pour ne pas avoir respecté la Zakat ? Lorsqu’on décide de défendre les libertés individuelles, soit on défend le tout, soit on s’abstient. L’essentiel pour nous était d’ouvrir le débat.

Si c’était à refaire ?
On le referait. Nos convictions restent intactes.

De la même manière ?
Probablement. C’était une action symbolique, une méthode alternative. Nous n’avons pas voulu faire ça dans un cadre institutionnel.

Avez-vous peur de représailles ?
Personne n’est à l’abri. Ce n’est pas aux islamistes ou aux fanatiques de dicter leur loi. Je ne prends pas en compte les menaces de mort que j’ai reçues par dizaines. C’est l’œuvre de lâches qui se cachent derrière de fausses identités. D’un autre côté, j’ai reçu des dizaines de messages de soutien et de remerciements, de la part de citoyens lambda…

Quelle suite comptez-vous donner à votre mouvement ?
Nous allons continuer à défendre nos convictions, en toute légalité.

Avez-vous pris contact avec un avocat, en cas de poursuite ?
Notre groupe serait alors défendu par Abderahim Jamaï, qui s’est proposé spontanément pour nous défendre.

Votre boite mail a été piratée, et certaines de vos conversations privées publiées dans la presse. Une réaction ?
J’envisage de porter plainte, car il s’agit d’un acte illégal puni par la loi, qu’il s’agisse des hackers ou des titres de presse qui ont divulgué le contenu.

Finalement, votre disparition et le tapage médiatique ont servi votre mouvement…
Avec quelques sandwichs, nous avons réussi à jeter un pavé dans la mare. C’était l’objectif

Le Pique-nique du Ramadan

Parce qu’ils ont voulu organiser un “pique-nique symbolique”, pour protester contre la loi qui punit la rupture du jeûne du ramadan en public, six jeunes marocains ont vécu une incroyable aventure – et ce n’est pas fini. TelQuel reconstitue toute l’affaire, jour après jour.

Evaporée dans la nature depuis jeudi 17 septembre, la journaliste Zineb El Rhazoui a refait surface sans crier gare une semaine plus tard. Mercredi 23 septembre, en milieu d’après-midi, la co-fondatrice du Mouvement alternatif pour les libertés individuelles (MALI) à l’origine de la tentative de manifestation de “dé-jeûneurs” durant le ramadan, s’est rendue à la police judiciaire de Mohammedia. Elle n’avait pas donné signe de vie à ses proches, amis et famille, depuis sa disparition. “La dernière fois que nous avons communiqué, c’était par mail car son téléphone était éteint jeudi matin. Elle devait se rendre à la police judiciaire de Mohammedia”, affirme Ibtissam Lachgar, membre de MALI. Depuis, silence radio.

Cherche Zineb désespérément


En début de semaine, une dépêche de l’AFP, citant une source proche de la Direction générale de la sûreté nationale (DGSN), affirmait que “cette fille (sic !) n'a pas été interrogée jeudi et elle ne se trouve pas chez la police à Mohammedia ou ailleurs au Maroc”. Une annonce qui n’avait pas satisfait pour autant Khadija Ryadi, présidente de l’Association marocaine des droits humains (AMDH), qui disait, deux jours avant la réapparition de Zineb : “Les informations qui circulent sur (son) cas sont contradictoires. On ignore si elle a disparu de manière illégale, ou si elle se cache par peur”. Du côté de la famille El Rhazoui, on s’était également mobilisé. “On essaye tous les jours de l'appeler, de lui envoyer des mails. En vain”, nous avait confié par téléphone la sœur de Zineb, Sara, installée à Paris. Le 20 septembre, la famille, toujours sans nouvelles, a contacté le Quai d’Orsay (ministère des Affaires étrangères) à Paris – “à contre cœur” selon Sara El Rhazoui. “Au début, on ne voulait pas le faire, pour ne pas alimenter la théorie de complot étranger, ou par crainte que certains ne se servent de la double nationalité de Zineb pour la casser encore plus. Le Quai d'Orsay nous a dit qu'il allait ouvrir une enquête”. Restait une vive inquiétude, mêlée d’incertitude : “Oui, Zineb court un danger. On ne sait pas ce qui peut arriver si quelqu'un la reconnaît dans la rue. Mais peut-être qu’elle se cache volontairement. C'est possible, puisque sa volonté est de faire parler de l'histoire”. C’est sûr, la disparition de la jeune journaliste a alimenté le buzz médiatique suscité par l’affaire MALI. Sa réapparition aussi soudaine qu’inattendue risque de le relancer.
Accompagnée par des militants de l’AMDH, des journalistes, l’éditorialiste Aboubakr Jamaï, ex-directeur de publication du Journal Hebdomadaire, et de Abdellah Zaâzaâ, figure du militantisme marocain, Zineb El Rhazoui a d’abord comparu mercredi 23 septembre devant le procureur du roi, avant d’être emmenée à la préfecture de police. “Le procureur lui a déclaré qu’il n’y avait aucun mandat d’arrêt contre elle”, nous a déclaré Abdellah Mesdad, président de la section locale de l’AMDH à Mohammedia, que la journaliste avait contacté quelques heures avant de se livrer aux autorités. Pendant sa disparition, Zineb était en fait hébergée par Abdellah Zaâzaâ, dans son appartement de Derb El Miter au quartier populaire El Fida de Casablanca. “Elle va bien, elle a le moral, toujours aussi confiante dans sa démarche”, assure Zaâzaâ. Le militant poursuit : “Elle n’a pas donné signe de vie car elle s’inquiétait, surtout depuis la convocation par le conseiller royal Mohamed Moâtassim des responsables politiques au sujet de l’affaire MALI. Elle avait besoin de réfléchir. A un moment, vu la tournure qu’avaient pris les évènements et le tintamarre médiatique grandissant, elle a décidé de se présenter à la police”.

Au commencement, Facebook


Facebook, réseau social sur la Toile, rassemble depuis septembre 2009 plus de 300 millions de membres des quatre coins du monde. A l'heure où nous passons sous presse, près de 2000 membres du site communautaire ont rejoint le groupe MALI – pour la plupart des Marocains, d'ici et d'ailleurs. Créer un groupe sur Facebook est un jeu d'enfant : un nom, une description, quelques détails d'ordre technique et, en deux clics et trois validations, le tour est joué. C'est ce qu'ont fait Zineb El Rhazoui et Ibtissam Lachgar. La première a 27 ans. C’est une journaliste baroudeuse (supportrice inconditionnelle de la cause palestinienne, elle a couvert les derniers affrontements à Gaza), parfaitement bilingue, issue de l'enseignement public, contrairement à ce que prétendent ses détracteurs. L'ancienne chargée de cours à l'université française d'Egypte prépare un mémoire de Master en sociologie des religions dans la très prestigieuse Ecole des hautes études en sciences sociale de Paris. Ibtissam dite “Betty” Lachgar, 34 ans, est quant à elle une pédopsychiatre installée à Rabat. Quelques années plus tôt, les deux jeunes femmes s’étaient rencontrées en France, fréquentant plus ou moins les mêmes cercles, discutant droits de l'homme et libertés individuelles. Près de huit ans plus tard, elles se retrouvent au Maroc et reprennent leurs discussions estudiantines. Mais cette fois, elles décident de passer à l'action. Sur Internet, pour commencer.
Le Mouvement alternatif pour les libertés individuelles (son acronyme, MALI, signifie en marocain “qu’est-ce que tu me reproches ?”) voit donc le jour sur Facebook le 24 août 2009, peu après le début du ramadan. La description du groupe énumère les libertés individuelles à défendre. Sur la liste, la liberté de culte. “Nous avons commencé par cette problématique parce qu’elle était d'actualité, pas par défiance envers l'islam”, assure Ibtissam. Mardi 25 août, le premier projet d’action est dévoilé : organiser, dimanche 13 septembre, un “pique-nique symbolique”, dans une forêt près de Mohammedia, à l’abri de la foule, pour dénoncer l'article 222 du Code pénal marocain qui stipule : “Celui qui, notoirement connu pour son appartenance à la religion musulmane, rompt ostensiblement le jeûne dans un lieu public pendant le temps du ramadan, sans motif admis par cette religion, est puni d'un à six mois d'emprisonnement et d'une amende de 12 à 120 DH”. “Le mois de ramadan nous semble une bonne opportunité pour amorcer le combat que nous comptons mener dans les mois et les années à venir contre toute forme de ségrégation. On y enregistre une pression sociale qui, au nom d’un soi-disant ordre moral, se transforme en intolérance vis-à-vis de ceux qui ont librement choisi de ne pas croire. Le système devient intransigeant et arrogant, c’est dans l’indignation et la frustration que nous allons donc nous retrouver autour d’un pique-nique pour construire un monde meilleur, égalitaire et libertaire”. C'est ainsi que Zineb El Rhazoui présente, sur Facebook, la première activité du MALI, appelant tous ceux que cela intéresse à se retrouver le 13 septembre à la gare de Mohammedia (un compromis entre les Rbatis et les Casablancais), pour se rendre ensemble dans une forêt proche où jeûneurs et dé-jeûneurs débattront “dans le calme” de la liberté de croyance - qui en mangeant son sandwich, qui en attendant l’heure de la rupture du jeûne.
Dès que l’appel est lancé, les premières réactions sur Facebook commencent par nourrir le débat dans les règles de la bienséance. Mais à mesure que le jour J approche, les échanges deviennent plus électriques. Les insultes fusent, la haine et la menace commencent à suinter dans les commentaires de certains internautes. Après le tohu-bohu qui suivra le 13 septembre, ce sera encore pire : les menaces de mort et les invocations religieuses enfiévrées inonderont la page du groupe MALI ainsi que les messageries privées de ses fondateurs, sans parler des groupes anti-MALI qui pousseront comme des champignons après l’orage. Aujourd’hui encore, les militants des libertés individuelles, ainsi que ceux qui les défendent via des groupes de solidarité, continuent à recevoir des menaces directes par dizaines. “Nous savons à quoi vous ressemblez, on va venir vous égorger”, et autres harangues aussi haineuses qu’inquiétantes. Dernier fait d'armes virtuel : le piratage, mardi 22 septembre, de la page du groupe MALI sur Facebook. A la place, un texte se voulant drôle appelle à libérer “Hazaqistan”, le “pays du pet”. Les arguments volent haut, chez les défenseurs de la foi bafouée…

“Goinfre jusqu’à la mort”


Tout aura donc basculé le dimanche 13 septembre 2009. L’heure du rendez-vous est fixée à 13h. Une heure avant, la gare de Mohammedia est déjà truffée de policiers, en uniforme et en civil. Une vingtaine sont sur les quais, près du double sur le parvis de la gare. “Il y avait la police régulière, les Forces auxiliaires, des motards, des agents des services secrets bien peu discrets… et même la police montée !”, racontera un des six. “J'avais du mal à croire que tout ce déploiement sécuritaire avait été mis en place pour quelques jeunes qui voulaient manger un ridicule sandwich à l'abri des regards, poursuit-il. Mais quand j’ai vu comment ils nous regardaient, j'ai compris que cette démonstration de force était pour nous”. Ghassan, 21 ans, est le premier arrivé sur les lieux. Il rôde en fait autour de la gare depuis 11h30. Il voit les policiers se déployer, se fait contrôler deux fois… Quand il finit par comprendre que ses amis et lui sont la cible de tout ce charivari, il appelle Zineb au téléphone pour la prévenir. Trop tard : elle et Aziz, un autre sympathisant du mouvement, sont déjà dans le train parti à midi de Casablanca. Nizar, 23 ans, est dans le même train, mais dans un autre wagon. Il ne retrouvera Zineb et Aziz qu’à sa descente sur le quai, avant que Ghassan ne les rejoigne, non sans courage vu tous les insignes qui pullulent. C'est la première fois que Nizar rencontre les trois autres en chair et en os, après plusieurs semaines d’échanges virtuels. Après un rapide conciliabule, le groupe des quatre décide de sortir de la gare, décidément trop fliquée à leur goût. Mais pas trop, 500 mètres tout au plus, parce que d’autres sympathisants peuvent encore arriver. Zineb et ses amis commencent donc à passer des coups de fil pour fixer un nouveau point de ralliement. Ils sont en pleine conversation téléphonique quand des policiers les interpellent pour un contrôle d’identité. Cette fois, plus de doute : c’est à eux qu’ils en veulent. Les quatre sont embarqués de force dans un taxi, auquel la police ordonne de repartir vers la gare. Pendant ce temps, Ibtissam Lachgar arrive seule, en train elle aussi, mais en provenance de Rabat. A bord du taxi, Zineb la prévient par téléphone que la gare est encerclée. Arrivée sur les quais, personne, pourtant, n’accoste Ibtissam. Elle sort tranquillement de la station et marche quelques centaines de mètres, son sac sur le dos. C'est au moment où Rahim, le dernier militant venu au rendez-vous de Casablanca (en grand taxi) reconnaît Ibtissam et vient à sa rencontre devant une superette, que la police leur tombe dessus. Contrôle, fouille, photos. Un officier toise la jeune fille vêtue d'un t-shirt estampillé “Mgharba Tal Mout” (Marocains jusqu'à la mort) et lui lance : “Ghellaqa Tal Mout, oui !” (Goinfre jusqu'à la mort). Puis Ibtissam et Rahim sont sommés, comme leur quatre camarades, de retourner à la gare. Les six de MALI sont enfin regroupés, sous bonne garde de la police du royaume.

“Mangez chez vous, mécréants !”
Il est 13h30, et il y a presque autant d'appareils photo que de policiers sur les quais. Journalistes marocains et espagnols, prévenus par Facebook, se pressent pour interviewer les membres de MALI. Ses cofondatrices Zineb et Ibtissam sont au premier plan. Entre un ordre hurlé par un policier, une question posée par un journaliste et un flash qui crépite, le brouhaha s'installe. Sous l’œil inquiet des voyageurs qui cherchent à comprendre ce qui se passe, les policiers finissent par se concentrer sur les six. “Ils nous ont demandé de nous en aller, nous ont dit qu'on serait lynchés si on restait”, raconte l'un des activistes. La police propose même de payer le billet du retour à ceux qui n’ont pas d’argent, pourvu que tous déguerpissent le plus vite possible. Ibtissam et Zineb sont séparées, pour éparpiller la foule de journalistes. “Circulez, on jeûne ici ! Si vous voulez manger, mangez chez vous, mécréants !”, assène un policier à la bande des six en bougeant comiquement les bras. Il est 14h, le train suivant à destination de Casablanca arrive enfin. Les six montent dans le même wagon, accompagnés de deux policiers en civil.
Dans le train, les six décident de tenir une réunion chez Zineb, dès leur arrivée, pour faire le bilan de la première action et le communiquer à la presse. En arrivant à la gare de Casa-Port, les deux policiers en civil disparaissent comme par enchantement. Où sont-ils passés ? Les 6 activistes marchent jusqu’au centre-ville, se retournant sans cesse, essayant de repérer – sans succès – d’éventuels policiers en civil qui les suivraient. Arrivés sur le boulevard Mohammed V, Zineb, Ibtissam, Ghassan, Rahim et Nizar embarquent dans deux taxis. Aziz, le dernier, dit qu’il va d’abord faire un crochet par chez lui, avant de les rejoindre plus tard. Dès leur arrivée au domicile de Zineb, avenue Hassan II, les cinq ont un nouvel accès de paranoïa : dans une voiture banalisée garée en bas de l’immeuble, deux hommes les toisent, les visages fermés. Encore des policiers?? Ceux-là, en tout cas, ne se présentent pas, et resteront dans leur voiture de longues heures durant. En fait, pendant les 10 jours qui vont suivre, les voitures banalisées et les policiers en civil se relayeront pour ne jamais perdre l’immeuble de Zineb de vue.
Nous sommes toujours le 13 septembre, et il est 14h45. Les cinq militants ne sont pas encore remis de leurs émotions quand le téléphone de Zineb sonne. C’est un autre membre du groupe Facebook, qui n’a pas pu accéder à la gare de Mohammedia mais qui a tout de même eu affaire à la police, quelques ruelles plus loin. “S. a été embarqué par les flics, raconte Zineb à ses camarades effarés. Il a été mis en cellule pendant quinze minutes, insulté et giflé parce qu'il avait de la nourriture dans son sac. Il est ressorti, maintenant, mais il dit que c’est la pire humiliation qu’il ait subie de sa vie”. Quelques minutes encore, puis le téléphone sonne de nouveau. C’est Aziz, qui était censé aller chez lui avant de les rejoindre. En fait, sur le boulevard Mohammed V, à peine les taxis de ses amis s’étaient-ils éloignés que des policiers en civil lui tombent dessus à l’improviste (les 6 étaient donc bien suivis) et l’embarquent en un clin d’œil dans une estafette de police garée à quelques mètres de là. A l’intérieur, des policiers en tenue et ses kidnappeurs, qui l’insultent copieusement avant de l’interroger : “Qui est derrière tout ça ?” “Pourquoi as-tu laissé les filles parler à ta place” (?!?). Aziz, sous le choc, renonce à aller chez lui et rejoint immédiatement ses cinq amis, avenue Hassan II. L’ambiance est franchement tendue. “A ce moment, nous pensions que la presse du lendemain allait nous insulter et déverser Dieu sait quelles horreurs sur nous, et nous nous y préparions. Mais aucun d’entre nous ne pensait que la justice allait s’en mêler”, raconte l’un d’eux.

Un “acte odieux”
Le soir du pique-nique avorté, le quotidien espagnol El Mundo relate l'affaire, avec un titre qui restera dans les annales : “Au Maroc, 100 policiers contre 10 sandwichs”. Ce n’est que dans la soirée du lendemain, lundi 14 septembre, que la situation commencera vraiment à se dégrader. A 19h30, l’agence officielle MAP publie une dépêche se félicitant de la “mise en échec d'une tentative de rupture du jeûne à Mohammedia”, et citant nommément “la nommée Zineb Elghzaoui (sic !), journaliste au Journal hebdomadaire” (une fausse information, puisqu’elle avait démissionné 10 jours plus tôt – Le Journal diffusera un communiqué de démenti deux jours plus tard), et la présentant comme “l’instigatrice du mouvement”. Pour la MAP, le groupe Facebook est une “organisation inconnue”, et son action est “appuyée par des étrangers ainsi que par certains organes de presse nationaux et étrangers”. De toute évidence, les inspirateurs de cette dépêche ont voulu profiter de l’occasion pour régler son compte à la presse, considérée depuis peu comme un “ennemi” du régime. Passons. Le plus important, c’est que la même dépêche se conclut par cette phrase inquiétante : “Les promoteurs marocains de cette manifestation, visant à inciter à la rupture du jeûne en public, seront poursuivis en justice conformément à la procédure en vigueur”.
Le coup d'envoi est donné, la chasse aux sorcières peut commencer. Dans la presse conservatrice tout comme dans les journaux partisans, c'est l’hallali : les photos de Zineb El Rhazoui et de ses amis, visages découverts, sont sur toutes les Unes. “Provocation juvénile ou attaque contre l'islam ?”, s'interroge un quotidien. “Ils ne sont pas des nôtres”, assène un second. “Les nouveaux apôtres de la Fitna (chaos)”, ose un troisième… Et, partout, les rumeurs d’arrestation sont présentées, parfois au conditionnel, parfois à l’affirmatif. Plusieurs membres du Mouvement raconteront avoir découvert, dans un kiosque à journaux, qu’ils étaient “en ce moment même” entre les mains de la police…
Plus tard, toujours dans la soirée du 14 septembre, le Conseil provincial des ouléma de Mohammedia emboîte le pas à la MAP et dénonce “cet acte odieux”. S'enchaînent alors dans la presse, dès le lendemain, les amalgames les plus farfelus : on lie l'affaire aux “revendications des homosexuels”, aux caricatures danoises du prophète, à la récente polémique sur la maladie de Mohammed VI, et même… au Polisario !! Que Abdelbari Zemzmi et Mustapha Ramid, respectivement députés du Parti de la renaissance et de la vertu et du Parti de la justice et du développement (islamistes tous deux), se prononcent contre le MALI, ils sont plus ou moins dans leur rôle. Mais que le conseiller royal Mohamed Moâtassim convoque les leaders des principaux partis politiques du royaume pour les inciter à condamner “avec fermeté” un pique-nique ramadanien qui n’a même pas eu lieu (ils s’en donneront tous à cœur joie dans leurs journaux, dès le lendemain)… voilà qui devient franchement effrayant. Le système a-t-il donc perdu la tête ? L’inquiétude, en tout cas, dépasse largement le cercle des six pour devenir nationale. Témoin, cette chaîne de restauration rapide, connue pour servir des repas pendant la journée, qui ressent soudain le besoin de placarder à l’entrée de tous ses restaurants une affiche stipulant : “Pendant les journées de ramadan, seuls les enfants et les adultes non musulmans peuvent être servis sur place (sur présentation de justificatif)”. Ambiance.

Vent de solidarité


Mais il y a tout de même quelques bonnes nouvelles. Les militants de MALI ne font pas l’unanimité contre eux. L’AMDH et l’OMDH, des organismes respectés de défense des droits humains, ainsi que l’association Bay Al Hikma, initiatrice en 2007, après les émeutes homophobes de Ksar El Kebir, de “L’appel pour la défense des libertés individuelles”, prennent fait et cause pour ceux qu’on appelle désormais “les mangeurs de ramadan”. Dans un communiqué daté du 17 septembre, l'AMDH dénonce avec force le comportement des autorités envers les jeunes activistes. Bayt El Hikma lui emboîte le pas le lendemain, allant même jusqu'à demander la révision de l'article 222 du Code pénal. Le 19 septembre, c'est au tour de l’organisation internationale Human Rights Watch de réagir, exigeant des autorités marocaines d’annuler toutes les poursuites à l'encontre des dé-jeûneurs. Des particuliers aussi montent au créneau. Omar Radi, journaliste et militant altermondialiste, reprend ainsi en main la page Facebook du MALI, abandonnée par ses initiateurs depuis que l’affaire s’est emballée, et arrose les organisations des droits humains de communiqués. Très vite, sa boîte email est saturée par les menaces de mort. S'il craint pour son intégrité physique, il n’abandonne pas “la cause” pour autant : “Même si la manière dont la première action a été menée était maladroite, le message de MALI est légitime, déclare-t-il à TelQuel. Nous souffrons tous du hiatus entre le Code pénal marocain et les garanties qu’offrent les conventions internationales ratifiées par le Maroc”. Omar n'est pas le seul militant des droits humains, derrière son écran et dans la vraie vie, à militer pour le MALI. Le groupe Facebook de solidarité avec les dé-jeûneurs, créé dans l’urgence par les sœurs de Zineb El Rhazoui après le piratage du groupe officiel, compte aujourd’hui près de mille adhérents. “Nous avons fait le décompte des messages reçus depuis le début de l'affaire, note Omar Radi. Bonne surprise : nous avons un peu plus de messages de soutien que de messages d’insultes”.

Pendant ce temps-là, au commissariat…


Pendant que tout le pays ne parle que d’eux, les six de MALI entament un long marathon policier. Dès le lendemain du pique-nique avorté, la police judiciaire de Mohammedia les convoque pour interrogatoire – sauf Zineb El Rhazoui, qui restera injoignable et introuvable pendant une semaine. Ceux qui répondent au téléphone sont sommés de se rendre immédiatement aux locaux de la PJ, les autres sont cueillis un par un à la porte de leur domicile, ou dans la rue, et acheminés aux mêmes locaux dans des voitures banalisées. Entre mardi 15 et vendredi 18 septembre, Ibtissam, Aziz, Rahim et Ghassan devront pointer chaque jour à la PJ de Mohammedia, dès 10 heures du matin, subir d’interminables séances d’interrogatoires (“questions déplacées, menaces plus ou moins directes et leçons de morale tous azimuts”, résumera l’un d’eux), avant d’être relâchés et reconvoqués pour le lendemain matin.
Le cas de Nizar est particulier. Lundi 14 septembre, au lendemain du pique-nique avorté, cet étudiant à l’école de journalisme de Rabat rejoint sa famille, qui vit à Marrakech. Pendant trois jours, il n’aura pas de contact avec ses camarades du MALI, et se querellera violemment avec son père, à qui le moqaddem du quartier a appris toute l’affaire. Informé de ses droits en détail par le responsable de la section locale de l’AMDH, Nizar refusera de se rendre à une première convocation de la police, non notifiée par écrit. C’est sur Internet qu’il apprendra, dans la nuit de lundi à l’heure du s’hour (car Nizar jeûne) que ses camarades et lui seront poursuivis. Et c’est aussi sur Internet qu’il apprendra, mercredi soir, que le Palais s’est invité à la fête par le biais du conseiller Moâtassim. Cette dernière nouvelle, en particulier, le stupéfie. Il ne ferme plus l’œil de la nuit et attend avec impatience l’arrivée de la presse du lendemain pour en savoir plus.
Jeudi 16 septembre, à 8h du matin, Nizar est devant un kiosque à journaux quand deux policiers en civil l’accostent et le somment de les accompagner au commissariat de Jamaâ El Fna. “Là-bas, ils ont été plutôt sympa avec moi, et m’ont juste posé des questions de routine et pris en photo”, raconte-t-il avant de poursuivre : “Ah oui, ils m’ont quand même pris mon portefeuille et tout ce que j’avais sur moi”. Mais Jamaâ El Fna n’est qu’une étape. A 13 heures, Nizar embarque dans une voiture de police banalisée avec deux inspecteurs, direction la PJ de Mohammedia, là où ses camarades sont interrogés depuis le début de la semaine. Ils prennent d’ailleurs le ftour tous ensemble chez la PJ, dans une ambiance plutôt bon enfant.

“Tu es avec Allah ou avec Satan ?”


Après le repas, l’interrogatoire commence, et l’heure n’est plus à la plaisanterie. Nizar raconte à TelQuel : “J’ai dû donner tout l’état civil de tous les membres de ma famille, un par un, puis raconter ma vie depuis la maternelle et m’expliquer sur mes opinions politiques et religieuses. Ce n’est que tard dans la nuit qu’ils sont entrés dans le vif du sujet. Ils ont alors voulu savoir comment j’avais rejoint le MALI – j’ai dû leur expliquer longuement ce qu’était Facebook et comment ça marchait – et aussi si “j’aime l’islam” ou pas, pourquoi je ne fais pas ma prière, pourquoi je suis habillé tout en noir… L’un d’entre eux m’a même demandé : “Tu es avec Allah ou avec Satan??” C’était complètement surréaliste”. L’interrogatoire terminé, les policiers présentent un PV à Nizar et le pressent de signer “pour sortir vite d’ici, car nous sommes tous fatigués”. Mais l’étudiant prend quand même le temps de lire le PV… et découvre, ahuri, qu’on lui fait dire des choses qu’il n’a jamais dites. “Il y avait écrit que j’avais fumé dans l’appartement de Zineb El Rhazoui, qu’une journaliste espagnole nous avait encouragés à manger et ne plus faire le ramadan… Bref, ils ont inventé un tas de salades pour accréditer la théorie du complot dirigé depuis l’Espagne, et ont voulu mettre tout ça dans ma bouche”. Quand Nizar refuse de signer, les menaces et les intimidations commencent à pleuvoir. Mais il ne cède pas. Rageusement, les policiers le font sortir dans le couloir et l’y font passer toute la nuit debout, en le réveillant à chaque fois que le sommeil le gagne. “Finalement, j’ai sympathisé avec l’un d’entre eux qui m’a autorisé à dormi sur une chaise… Le lendemain vendredi, Ibtissam et les autres étaient revenus, et on a tous eu droit à une leçon de morale individuelle avant qu’ils nous relâchent. Je ne suis sorti de chez eux que vendredi à 17h, sans avoir finalement signé aucun PV”. Les camarades de Nizar, eux, ont tous signé. Certains sans même rien lire, à bout de forces après 4 jours d’interrogatoires…
A l’heure où nous passons sous presse, les poursuites n’ont pas encore été officiellement engagées contre les six du MALI, et Zineb El Rhazoui n’en avait pas encore fini avec la PJ de Mohammedia. L’AMDH s’est déclarée prête à mettre une équipe d’avocats à leur disposition, en plus du ténor du barrau et ancien bâtonnier Abderrahim Jamaï, qui a spontanément proposé ses services à Zineb dès le déclenchement de l’affaire. Et si c’était à refaire ? C’est Ibtissam Lachgar qui nous répond : “Nos convictions n’ont pas changé, mais si nous devions tout reprendre de zéro, nous nous y prendrions autrement, de manière plus structurée – peut-être en organisant des tables rondes, des débats… Notre tort est d’avoir mal estimé les enjeux, nous ne pensions pas que les choses prendraient un tour aussi monstrueux”. Si le procès a effectivement lieu, Ibtissam, Zineb et les autres ne sont pas au bout de leurs surprises.